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Bugatti EB 110 - 1992



Au début des années 90, les Grand Tourisme ont le vent en poupe. Stars des ventes aux enchères, elles affolent régulièrement les compteurs financiers. Dans ce tourbillon spéculatif, les constructeurs en profitent pour présenter des monstres routiers de plus en plus affolants : Ferrari F40, Jaguar XJ 220, Lamborghini Diablo... Sans parler de constructeurs éphémères comme Cizetta Moroder qui propose un 16-cylindres en V. En Italie, un groupe d’investisseurs réunis autour de Romano Artioli voit encore plus grand, encore plus fou aussi. Ce chef d’industrie rêve de ressusciter Bugatti. Rendre vie à la plus mythique des lignées automobiles... Projet enthousiasmant pour les uns, délire mégalomaniaque pour les autres. C’est vrai que le patron ne fait pas les choses à moitié. Les financiers investissent sans compter : la très sophistiquée usine de Campogalliano, à deux pas de Modène, est un modèle de modernité et d’esthétique.
Elle est inaugurée à l’occasion d’un rallye international de Bugatti chargées de transporté d’Alsace à l’Italie la flamme de Molsheim. C’est même le plus jeune ouvrier de Campogalliano qui est chargé d’allumer la vasque de l’usine. Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que ce soit Alain Delon en personne qui présente l’EB 110 à Paris, en 1991. Voilà pour le show, destiné à assurer le tapage médiatique nécessaire à la sortie d’une telle GT.

Dream team
Mais il y a finalement très peu de poudre aux yeux dans la gestation de l’EB 110. Il suffit de se pencher sur l’équipe construite par Artioli pour s’en convaincre. Le français Jean-Marc Borel est le chef de projet ; Paolo Stanzani, le père de la Lamborghini Countach, est l’ingénieur et Marcello Gandini, le célèbre dessinateur de la Miura et de la Countach , s’occupe du style. Le cahier des charges est limpide. La future EB 110 sera un coupé deux places à très hautes performances, doté d’une transmission intégrale, de 12-cylindres, 60 soupapes, 4 arbres à cames en tête et 4 turbos. Du jamais vu ! Mais Romano Artioli a ceci de commun avec Ettore Bugatti, il se moque éperdument des règles et du qu’en dira t-on. Il s’accroche à ses convictions, quitte à placer la barre très haut.
Deux ans sont nécessaires à la concrétisation et à la mise au point de cette sulfureuse GT qui sollicite, au besoin, les industries françaises. Ainsi, l’Aérospatiale fournit le châssis en fibre de carbone, Michelin des pneumatiques spécifiques et Elf un lubrifiant sur mesure et biodégradable. Le projet avance mais il encaisse des retards avec les départs successifs de Stanzani puis de Gandini. Les deux hommes se sont fâchés avec Artioli. Ils sont remplacés par Nicola Materazzi, ex ingénieur Ferrari, et Gianpaolo Benedini. Ce dernier a dessiné l’usine de Campogalliano et se voit chargé du dessin de l’EB 110. Un vrai challenge que le designer relève plutôt bien. L’EB 110 est une boule de muscles, une bagarreuse au caractère bien trempé qui, plaquée au sol, annonce clairement la couleur. Elle n’est pas venue pour amuser la galerie.

Trois ans
d’assistance totale
Commercialement aussi, Bugatti place la barre très haut. Chaque propriétaire bénéficie de l’assistance technique de l’usine pendant trois ans, concernant aussi bien les pneumatiques, que les freins et l’huile. Plus fort encore, l’usine s’engage à apporter aux premières EB 110 les améliorations que pourraient connaître les exemplaires suivants. Qui peut en dire autant à l’époque ? Il est évident que ce genre de challenge dépend d’un niveau de ventes raisonnable. Malheureusement, le prix très élevé de la bête et son entretien pointu effraient les acheteurs potentiels. Sans compter que Bugatti planche parallèlement sur l’évolution de l’EB, la 110 SuperSport et sur la berline EB 112. La SuperSport , qui bat tous les records du monde de vitesse et d’accélération pour une GT aura tout juste le temps d’être commercialisée. En 1998, c’est le naufrage financier. L’usine de Campogalliano est obligée de déposer son bilan, condamnant la sublime berline à ne pas dépasser le stade de prototype. Reste donc de cette aventure une poignée de protos, une centaine d’EB 110 GT et une cinquantaine de SuperSport. C’est l’une d’elles qui m’attend en bordure de piste. Habillée d’un vert très sombre, presque noire, elle est entourée d’une foule de curieux. De quelle planète arrive cet ovni ? C’est vrai que 16 années après sa présentation, l’EB 110 continue à bousculer les habitudes de l’automobile. Sa face avant est massive, avec les deux pontons de chaque côté du cockpit, le bouclier tout juste aéré par les trois stries encadrant le minuscule fer à cheval stylisé, rappelant les radiateurs de ses illustres ancêtres. Les optiques rectangulaires renforcent encore le sentiment d’agressivité. De profil, l’EB 110 hésite entre l’avion de chasse sans ailes et le missile sol-sol. L’avant plonge au ras du sol. La ceinture de caisse oscille légèrement au dessus des passages de roues pour mourir subitement sur un arrière tranché à la serpe. L’arrière se résume à deux blocs de feux finement rainurés, dix ouies d’évacuation des calories du moteur et à un aileron qui sort de cachette pour plus de stabilité à grande vitesse. Le cockpit est comme enchâssé dans cette coque compacte. Il tranche par sa finesse, due à une importante surface vitrée. Esthétiquement, le résultat est impressionnant.

4 turbos, 60 soupapes
L’EB 110 a tout du fauve qui dort. La tempête est pour l’instant enfermée sous le capot moteur qu’il faut basculer pour accéder au V12 Bugatti. Je tombe ainsi nez à nez avec une véritable usine à gaz. Très difficile de se repérer dans cet univers de haute technologie. Le 12-cylindres en alu et magnésium, de 3,5 litres de cylindrée occupe tout le centre. Il est installé assez bas, en position longitudinale centrale. A 8.000 tours, sachant que la zone rouge est à 8.500, il développe 560 ch, soit la bagatelle de 160 ch au litre. Pour y parvenir, les ingénieurs l’ont doté de 5 soupapes par cylindre, trois d’admission et deux d’échappement. Cette noble architecture s’enrichit de quatre arbres à cames en tête. La véritable révolution est d’avoir osé mettre des turbos sur un V12. En ce début d’années 90, aucun grand constructeur n’a franchi le pas. Ferrari turbocompresse le V8 de sa F 40, mais le 12 cylindres à plat de la Testarosa reste un atmo. Seuls des préparateurs un peu fous comme Koenig s’y frottent. Sous le capot de l’EB 110, quatre turbocompresseurs IHI assurent la suralimentation. Ils ne se déclenchent qu’à partir de 3.700 tr/min ce qui fait de cette Bugatti italienne une auto très polyvalente.
Pour en finir avec le moteur, Bugatti a mis au point une gestion intégrale spécifique, avec injection séquentielle et allumage par 12 bougies. Le refroidissement a été particulièrement étudié. Outre les radiateurs d’eau et d’huile, l’EB 110 avale l’air frais par les nombreuses ouies aménagées dans la carrosserie : grosses prises d’air dans les bas de portière et sur le bouclier avant pour canaliser les flux vers les freins, prises NACA sur les ailes arrière pour les turbos, ouies sur la face arrière et en arrière des ailes pour évacuer les calories. On n’atteint pas le niveau de la F40 mais peu s’en faut.

Un intérieur classique
Pour s’installer à bord de cette Bugatti, il faut se frotter aux portes en élytre, inaugurées avec l’Alfa Roméo Carabo et sanctifiées avec la Countach. L’occasion pour moi de découvrir que les rétroviseurs extérieurs, aux allures de périscopes, sont décalés. Celui côté conducteur est plus près de la roue avant que celui du passager. L’accès aux sièges est beaucoup aisé qu’il n’y paraît grâce à une gestion intelligente de l’ergonomie. Les sièges baquets habillés de cuir gris sont placés très bas et offrent une place généreuse aux jambes. Si l’extérieur de l’EB 110 GT est agressif et futuriste, l’intérieur est confortable et classique. Bois précieux et cuir à tous les étages. Le volant est réglable en hauteur et en profondeur, tout comme les sièges. Inutile de dire qu’en quelques minutes, la position de conduite idéale est sélectionnée. Avec une auto capable de chatouiller les 340 km/h , ce n’est pas un luxe. Le volant Nardi gainé de cuir et frappé du fameux EB (pour Ettore Bugatti, 110 faisait référence l’âge théorique de Bugatti lors de la réalisation de la voiture) tombe parfaitement en main. Le tableau de bord est très lisible et protégé des contre jours par une casquette. L’ambiance est intimidante avec un compte tours étalonné jusqu’à 10.000 tours et un compteur de vitesse à 400 km/h. Pression d’huile, ampèremètre et jauge à essence complètent l’instrumentation. A ce propos, l’EB est dotée de deux réservoirs souples de 60 litres chacun. Le constructeur prévenait clairement le conducteur distrait, en cas de panne sèche, il fallait faire appel à un technicien maison pour réamorcer le circuit. Le reste de l’équipement très complet se situe sur la console centrale. Le levier de vitesse, très court, est planté sur le tunnel central. Le pommeau invite à jongler avec les rapports mais on verra cela plus tard... Au plafond, je découvre des boutons et basculeurs. Il s’agit des commandes de codes, phares et feux de croisement. Un clin d’œil à la Miura ? Un tour de clef et le V12 se réveille. D’abord nerveux et manifestement impatient de monter dans les tours, puis plus étouffé. Quatre turbo, ça calme forcément la voix.

Scotchée à l’asphalte
Hier, je suivais cette EB 110 sur les petites routes de Belgique. Spectacle irréel que cette soucoupe volante tapie au sol et avalant les S sans déraper avant d’allumer le goudron en effaçant un kilomètre de ligne droite en moins de 22 secondes. Cette magie est due à l’adoption de la transmission intégrale permanente. Le couple est réparti comme suit, 27 % à l’avant et 73 à l’arrière. Ajoutée à une suspension efficace, comprenant notamment des barres anti roulis, cette transmission intégrale scotche littéralement l’auto à la chaussée. Y compris sur sol mouillé, du grand art. Impressionnant aussi le couple de cette Bugatti (62,3 mkg à 3.750 tr/min) capable de suivre une grand-mère à vélo en centre ville. L’aiguille désespérément vissée sur 30 km/h , la berlinette avance sur un fil de gaz, sans jamais brouter ni surchauffer. C’est tout l’avantage de turbos qui se déclenchent haut dans les tours. Aujourd’hui, nous sommes sur circuit. Ceinture de rigueur bouclée, mon pilote peut lancer sa machine. Ça pousse très, très fort. Le 0 à 100 est exécuté en 3,5 secondes. La ligne droite n’est plus qu’un souvenir fugace quand nous arrivons sur le virage à droite. Enorme freinage. Les étriers à quatre pistons étranglent chacun des disques Brembo ventilés.
Sans ceinture, j’aurais sans aucun doute mangé le pare-brise ! A peine le temps de reprendre mon souffle que l’EB 110 est déjà lancée dans une série de chicanes. Le conducteur s’amuse comme un gamin, la direction ultra précise lui permet de balancer sa voiture d’un virage à l’autre, dosant chaque entrée en courbe avec l’accélérateur. Dans l’habitacle, ça chahute, j’encaisse les G latéraux avec bonheur. Vue de dehors, la Bugatti prend des airs de skieurs encaissant les changements de cap sans décrocher de sa trajectoire. Le châssis coque en fibres de carbone est d’une incroyable rigidité. Un coup d’œil dans le rétro me permet d’assister à un spectacle improbable : les vitres latérales arrière pivotent pour former des prises d’air. Pas de doute, le moteur vient de franchir le seuil des 80°.
L’aileron, quant à lui, s’est déployé depuis belle lurette. Pas le temps de pousser plus loin mon analyse, nous sortons des chicanes pour une longue ligne droite. Le paysage semble s’allonger, les rapports de boîte se succèdent sous la main du conducteur. En bout de 6e, l’EB 110 est donnée pour 338 km/h ; la version Super Sport, et ses 610 chevaux, affichait 350 km/h. Sur route, nous aurions battu tous les records d’excès de vitesse depuis longtemps. Pourtant, si le compteur n’était pas là, rien ne laisserait deviner une telle allure. La tenue de route est exemplaire, le niveau sonore est tout à fait raisonnable (le carbone qui amplifie les sons a nécessité l’utilisation de panneaux insonorisant alourdissant l’auto), le confort irréprochable. Le vrai défaut de cette Bugatti tenait plus dans son prix que dans les détails de mise au point des premiers modèles livrés. Près de 3 millions de francs (450.000 euros), alors que la bulle spéculative des années 88-90 venait d’exploser… 16 ans après son lancement, l’EB 110 reste une GT à part, sans concession et au caractère têtu. Un vrai chef d’oeuvre finalement.